Après nous avoir livré un Manifeste contra-sexuel où elle faisait un brillant et hilarant éloge du godemiché , après avoir rendu compte de son protocole d’intoxication volontaire aux hormones mâles dans un bouillonnant récit à mi-chemin entre la théorie et la fiction , Beatriz Preciado – activiste et intellectuelle queer – nous revient aujourd’hui pour se lancer dans la réécriture de l'histoire américaine de l'après-guerre, à partir d'une analyse, aussi détaillée qu’intelligente, du magazine érotico-pornographique sans doute le plus connu au monde : Playboy.
Mieux vaut savoir d’emblée que Préciado applique à ses propos une logique rigoureusement foucaldienne. Critiques acerbes du bio-pouvoir, passez votre chemin : ce livre vous déplaira ! Défenseurs de l’Histoire et des Faits, pour qui les enjeux du pouvoir ne peuvent se déplacer des décisions prises du sommet de l'exercice politique, ne lisez pas ce texte ! Amateurs du politiquement correct, cet ouvrage n’est décidément pas pour vous.
Ici, Preciado nous invite à plonger dans les eaux troubles et confuses d’un pouvoir diffus, obscur, qui s’exerce par le bas, c'est-à-dire à même nos corps. Pour Preciado, à la suite de Foucault, nos subjectivités sont façonnées par des normes qui corsètent nos chairs par le biais des médias, de l'architecture, voire même, du design !
Dans ce nouvel ouvrage, mais c’était peut-être aussi déjà le cas dans les deux premiers, Preciado ne nous donne donc pas précisément à lire une interprétation de la réalité ; elle forge plutôt un artifice en mesure de cerner le réel du monde tel qu’il se construit.
Elle avance d’ailleurs prudemment sa pensée sous l'égide d’un extrait de La fille aux cheveux étranges de David Foster Wallace qu’elle met en exergue : " Ces textes sont de pures fictions. Certains d’entre eux projettent les noms de "vraies" figures publiques dans des personnages et des situations inventés. Les noms d’entreprise, de médias et de personnalités politiques ne sont utilisés ici que pour représenter des personnages, des images, tout le bazar des rêves collectifs (...)" .
Prendre le risque du détour par l’affabulation, par l’excès de la fiction, par les déformations et les gauchissements dont elle peut se parer, c’est certainement s’avancer vers un monde dont l’aspect est encore moins respectable et encore plus effrayant que celui des " vraies figures publiques ". En s’enfonçant dans ce que l’on pourrait appeler, avec Nietzsche et Deleuze, les puissances du faux, l’auteure renonce peut-être à l’exactitude historicisante du savoir mais elle réussit à toucher au plus près du " bazar des rêves collectifs ".
Or, de fait, avec Pornotopie, Preciado plonge sa plume dans une encre vénéneuse qui renverse les certitudes positivistes pour inventer une autre Histoire, pour la queeriser : rendre aussi folle que bizarre la lecture que nous pouvons avoir des rapports entre la construction des identités, la sexualité et l’architecture depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Bref, Preciado relit le réel de nos existences à l'aune de ce qu'il revêt à la fois de plus dérisoire et de plus secret : un magazine porno.
Avec une écriture à la fois drôle et limpide, l’auteure défend une thèse pour le moins originale qui risque de fasciner autant que de déplaire. Le magazine Playboy et ses dérivés (films, chaînes télévisées, mais aussi appartements, penthouses, clubs, hôtels, meubles) ont contribué à inventer un nouveau type de masculinité. Celui-ci se traduit dans une réorganisation de l’espace domestique et des plaisirs sexuels.